– Par Louis Leconte
Ce mardi 23 mai était projetée la version restaurée de Mississippi Blues (Pays d’octobre), réalisé par Bertrand Tavernier (Le Juge et l’Assassin (1976), Coup de Torchon (1981), Dans le brume électrique (2009)) et Robert Parrish (L’Enfer des tropiques (1957), Casino Royale (1967) et sorti en 1983. C’est sur ce film magnifique que se conclut notre aventure cannoise, que toute l’équipe aurait aimé pouvoir prolonger, tant celle-ci fut riche en émotions, en enseignements, et surtout en cinéma !
Comme l’a rappelé Sarah Tavernier, veuve du réalisateur Bertrand Tavernier, venue présenter le film, Mississippi Blues est un projet qui tient une place particulière dans la longue filmographie de son mari. Tout d’abord, il est un des rares documentaires réalisé par Tavernier. Ensuite, il s’agit d’un film que ce dernier a co-réalisé avec son ami, l’acteur et réalisateur étasunien Robert Parrish. Les deux comparses se sont lancés sur les routes du Mississippi, accompagnés d’une équipe de tournage réduite, pour réaliser ce qui devait à l’origine être un documentaire sur l’écrivain sudiste William Faulkner, et qui s’est finalement transmué en balade-enquête sur la vie et l’histoire des populations afro-américaines vivant dans le sud des États-Unis. Le film est structuré comme un road movie, et fait de la musique (blues, jazz, et gospel) la clé de voute de son dispositif.
L’une des caractéristiques esthétiques qui donne au film sa « couleur » si particulière est l’autoréflexivité systématique avec laquelle l’équipe de tournage s’incorpore à l’image et au récit. Le film s’ouvre par une séquence tournée dans le cimetière où repose William Faulkner (mort en 1962), à Oxford au Mississippi. Nous y voyons l’équipe de tournage en train de discuter avec un habitant. L’équipe de tournage apparaitra ensuite tout au long du film : en train de chanter avec des habitants dans un café, de pousser une voiture embourbée, de faire de la barque, et surtout, en train de penser et de construire le documentaire. Le film se montre constamment en train de se faire. Cette autoréflexivité systématique, couplée au sentiment que le film s’est élaboré spontanément, au hasard des rencontres, induit chez les spectateurs le sentiment agréable d’être embarqué avec l’équipe de tournage et de découvrir le contenu des séquences en même temps qu’elle. Une proximité s’installe entre les deux réalisateurs et leur public, en particulier dans les scènes où ceux-ci nous invitent à suivre leurs conversations sur leur enfance, ou sur leur rapport aux Etats-Unis et au cinéma.
En particulier, l’une de leurs conversations introduira une percée fictionnelle dans le récit documentaire. Il s’agit de la reconstitution d’une anecdote d’enfance que Parrish raconte à Tavernier, dont l’incarnation à l’image sera plusieurs fois mise en dialogue avec le matériau documentaire du film. Parrish évoque le fait que, enfant de confession anabaptiste, il avait peur qu’en passant devant une église catholique, il ne soit enlevé par un diable déguisé en prêtre ; son propos est accompagné par un panoramique de la caméra lors duquel l’image en couleur vire au noir et blanc et évoque ainsi le souvenir. Un enfant arrive en courant dans le champ de la caméra et l’on comprend qu’il représente Parrish. Cette percée fictionnelle permet au récit documentaire, concentré exclusivement sur les populations afro-américaines, de trouver une respiration en s’ouvrant sur ce qui est implicite dans chaque plan, mais qui n’est jamais montré : la présence de la population blanche sur le territoire.
Le rôle prépondérant de la musique participe de la logique de primauté de la sensation comme vecteur de compréhension d’un territoire que privilégient les deux cinéastes.
Dans le Mississippi filmé par Tavernier et Parrish, la musique est omniprésente : dans les églises avec le gospel, dans les foyers avec le blues (que tout le monde semble pratiquer), dans les commerces ; jusque dans les champs, puisqu'il suffit d'un morceau de canne-à-sucre savamment perforé pour jouer de la musique sur sa carriole. Le film se construit ainsi autour de longues séquences musicales souvent rendues dans leur intégralité. Ces séquences, par leur durée importante et leur découpage subtil, finissent chacune par imposer leur propre rythme aux spectateurs, oscillant entre moments de pure absorption et instants contemplatifs permettant à l'esprit de vagabonder. Les réalisateurs utilisent le pouvoir d'évocation de la musique, et de celui des corps et des visages qui en sont à l'origine, pour produire le récit d'un passé douloureux et difficilement transmissible par le langage.
Le rôle prépondérant de la musique dans le portrait qu’esquissent Parrish et Tavernier de cette partie des États-Unis participe de la logique de primauté de la sensation comme vecteur de compréhension d’un territoire que privilégient les deux cinéastes. Ceux-ci semblent en effet partir du principe que l'on ne saisira jamais aussi bien cette région meurtrie par l’esclavage, la guerre de Sécession et la discrimination raciale qu’en en faisant l’expérience sensible. Et quel meilleur médium pour cela que le cinéma ? Ainsi, Mississippi Blues est un film éminemment sensoriel. Les espaces que traversent les cinéastes apparaissent palpables aux spectateurs : à travers les odeurs qui accompagnent le plan d’un étang, la matérialité des habitations érodées, l’anamnèse sensorielle activée par un travelling avant dans un bar moite et exigu, etc.
Dans Mississippi Blues, les routes striant le territoire du Mississippi forment une grande partition dont Bertrand Tavernier et Robert Parrish tentent de capter la tonalité. Ils filment un Sud aux couleurs délavées qui souffre de son passé, mais rejette l’avenir industriel et mondialisé que le nord du pays tente de lui imposer. À travers cette balade sensorielle et envoutante, les cinéastes abordent des questions de politique, d’histoire et de religion. Cette splendide virée cinématographique achève notre expérience cannoise de la plus belle manière.
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