- Par Guillaume Tschuy
Dans les études de sémiologie du rêve, l'apparition de moyen de transport renvoie à une mise en mouvement de nous-même, une évolution de notre psyché sonnant le changement inéluctable que nous traversons et qui résonne au sein même des plus petites structures du soi.
En m'asseyant ce 20 mai à 14h15 dans la salle Buñuel, je pensais me plonger, comme à mon habitude, et me laisser bercer par l'illusion du 7e art, enfermé dans ces quatre murs, m'offrant au rêve cinématographique – mais c’était sans compter le bouleversement qu’allait constituer Il Ferroviere de Pietro Germi (1956), également connu pour L’Homme de paille (1958) et Meurtre à l’italienne (1959). Nous n'étions pas ici dans l'imagerie surréaliste de l'éponyme de la salle, néanmoins, il y avait bel et bien une dimension onirique, caractérisé déjà par le titre du film Il ferroviere et la matrice formelle constitué d’images de trains et autres véhicules - anticipant déjà le traitement social de la préfiguration historique par la sémiologie du mouvement et du transport.
Le film de Pietro Germi, raconte l'histoire de Andrea Marcocci, cheminot qui a la cinquantaine, vivant dans un quartier périphérique de Rome avec sa femme Sara et ses trois enfants : Marcelle, Giulia et Sandrino le petit dernier. Le soir, tandis que sa famille l’attend à la maison, il aime bien passer son temps à l’auberge à boire et à chanter avec ses amis. Or, sa désinvolture et son alcoolisme l’entraînent dans une suite d'incidents : un homme se jette sous son train, puis, Andrea, ébranlé, ne voit par le signal d’arrêt (« Le disque rouge », titre du film en français) et manque de causer un grave accident. Suite à cela, il est rétrogradé et sa paye est diminuée. La vie du cheminot en est bouleversée. Il se querelle avec ses enfants et perd en plus de cela l’estime de ses camarades en refusant de participer à une grève. Epuisé par les excès, Andrea a un infarctus. Le film se conclu par la fête de Noël, où Andrea retrouve tous ses amis mais surtout se réconcilie avec ses enfants. Quand ils s’en vont, il se met à jouer de la guitare et meurt en souriant.
Malgré ce que pourrait laisser entrevoir ce synopsis, Andrea, pourtant joué par le réalisateur lui-même, n'est pas le conteur de l'histoire. Le film est bien accompagné par un narrateur synchronique, mais ce dernier à un regard plus innocent que les autres personnages : Sandrino, le benjamin de la famille Marcocci. Conter l’histoire depuis le point de vue de ce petit garçon permet en l'occurrence à Germi de satisfaire deux des prérogatives de sa philosophie du cinéma : l'une est d'en faire un film de grand public se construisant sur la psychologie et l’émotionnel et l'autre est de caractériser les enjeux sociaux d'une Italie en reconstruction en s'ancrant fermement dans le domaine de l'individu, tant au niveau sentimental que psychologique, afin de renégocier son discours social.
La force d'Il Ferroviere vient probablement de ce refus de toute forme de sur-dramatisation
En effet, Sandrino amène une certaine légèreté au récit par son insouciance et les préoccupations dérisoires de son jeune âge, éléments contrastant avec le tragique de la situation des adultes. Cependant, Sandrino lui-même est un personnage complexe : son insouciance alterne avec la vision dramatique d’un enfant voulant se croire plus grand que ce qu’il est. Si l’on rajoute à cela la façon dont le film se clôt, non pas sur une note d'amertume mais dans une certaine quiétude, une fois la famille réconciliée, nous pouvons relever l'équilibre prodigieux trouvé par le film, malgré sa grande densité, entre la gravité et l'absence de pesanteur dramatique. La force d'Il Ferroviere vient probablement de ce refus de toute forme de sur-dramatisation, qui fait que par contraste, c'est la vérité toute simple d'instants presque anodins qui émeut. C’est ainsi que le film de Germi prend le contre-courant du « néo-réalisme rose », mouvement italien de la fin des années 40 aux années 60, privilégiant les mélodrames populaires légers, en proposant un drame complexe, qui dépasse le sentimentalisme facile, par la maîtrise de la fonction émotive et de la caractérisation psychologique de ses personnages.
Concernant la part politique de son film, le réalisateur italien use pour dessiner son pamphlet social d’une esthétique qui renvoie aux plus belles heures du néoréalisme italien : l'importance du décor, du cadre urbain de son film, par ses ruelles étroites ou ses chantiers de reconstruction, en passant par les regards accusateurs de la foule des inconnus. La ville occupe une place décisive dans le film, relevant non seulement les marques de la guerre qui demande de tout reconstruire, mais également les marques d’une certaine paupérisation d’une frange de la population qui peut se retrouver dans des bidonvilles ou quartiers insalubres - ce qui accentue le dynamisme social du film. L’utilisation de la sémantique du transport ou de la course, comme évoqué plus haut, plussoie ce postulat d’avancée et de changement dont témoigne la société italienne : le train de Andrea, les différentes voitures ou bien les rapides courses de Sandrino et Giulia renvoient essentiellement à cette idée de mise en mouvement, nous signifiant une évolution des valeurs et de la société en elle-même. Néanmoins, Pietro Germi ne s’arrête pas à une « simple » esthétisation de l’image, mais recherche à travers les dynamiques entre ses personnages et leurs histoires juxtaposées, la construction d’un paradigme politique. Méfiant de toute forme de collectivité, de groupes politiques, d'institution sociale ou religieuse, Germi préfère traiter d’une institution humaine, une forme de collectivité, de microsociété : la cellule familiale – afin d’amener le salut de la société par la pugnacité de l’individu. En abordant la Grande Histoire dans une des cellules qui la composent, il revivifie son agenda politique par le microcosme. Trois générations d’une certaine façon s’entremêlent dans le schéma familial des Marcocci, permettant de traiter à travers celles-ci des valeurs sous-jacentes à la société civile, mais aussi des traumatismes des dernières années, qui influencent le dialogue social représenté ici par le dialogue intrafamilial. Par le drame de la désagrégation familiale, naviguant sur l’esthétique de son image et la sémantique du mouvement, Pietro Germi se permet l’exercice politique de la critique sociale, sans pour autant tomber dans le mélodrame et le didactisme politique.
Au final, Il Ferroviere, restauré en seulement quelques mois par la Cineteca di Bologna et Surf Film au laboratoire L’Immagine Ritrovat, reste pour tous ces traitements, autant esthétiques que narratifs, un document historique très pertinent, qui invite à s’insérer à l’intérieur des familles de cette époque, comme aimait bien le faire Pitero Germi, pour évoquer leurs moments de vies et leurs problèmes, mais aussi à concevoir ce film comme un récit universel des décombres de la guerre. C’est un film à (re)découvrir avec grande urgence, car c’est un postulat sur la nécessité historique que peuvent avoir les films dans la renégociation de l’histoire collective par les récits de vie.
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