- Par Manon Novella Alberdi
Qui n’a jamais offert des fleurs à une connaissance, une collègue, une amie, une soeur, une mère, une amoureuse ? Ce geste a priori innocent qui témoigne de l’estime qu’on éprouve envers une femme est plus insidieux qu’il n’y paraît.
Les fleurs symbolisent, dans l’imaginaire collectif, des valeurs ancestrales associées à la féminité et qui font donc écho à la beauté, la douceur, la délicatesse, la tendresse, etc. En somme, elles révèlent un champ lexical d’une femme immaculée, distanciée de tout péché. Cependant, Marta Rodriguez, pionnière du documentaire colombien et son mari Jorge Silva démystifient cette image florale enjolivée en mettant en lumière leurs conditions de production. Derrière l’univers onirique communément associé au bouquet, se cache une réalité sordide. Filmé dans les grandes exploitations d’oeillets dans la savane de Bogota, ce documentaire dévoile un décor occulté : les conditions de travail infâmes des travailleuses employées dans des floricultures.
Pendant que les unes fleurissent, les autres dépérissent.
Alternant entre poésie et tragédie, le documentaire met en corrélation des plans des travailleuses dans les serres et leurs témoignages pour nous plonger au coeur de l’atrocité de leur quotidien afin de soulever un paradoxe. En effet, le film nous montre des fleurs produites par une main-d’oeuvre exploitée dans des champs aspergés de pesticides, un monde reclus où tout est mis en place pour augmenter la quantité de fleurs cultivées, accélérer leur croissance, accentuer leur vivacité, en somme, pour atteindre un degré de perfection exempt de tout défaut sans que les patrons ne se soucient des conséquences dangereuses sur la santé de celles qui les sèment et les récoltent au prix de leur vie. Pour leur donner une belle couleur, elles sacrifient de la leur. Pendant que les unes fleurissent, les autres dépérissent. Ainsi, leurs efforts incommensurables produisent des « sur-fleurs » et font d’elles des « sous-femmes ». Leur travail a dès lors un statut ambigu puisque, malgré les rapports de force exercés qui soumettent les employées à des conditions exécrables qu’elles ne peuvent contester sous peine d’être virées, travailler est intrinsèquement lié à leur nécessité de s’émanciper de la sphère matrimoniale. Cependant, peut-on parler de liberté quand on sait que leur métier induit leur mort précipitée ? Leur travail est une porte de secours utilisé en dernier recours pour celles qui n’ont d’autre choix pour assurer leur survie.
Le documentaire soulève ainsi les questions suivantes entre autres pour sensibiliser les spectateur.ice.s à une réalité invisibilisée : une beauté règlementée ne devient-elle pas aseptisée ? Un objet peut-il encore être admiré quand il détruit des populations marginalisées ? N’est-il pas absurde qu’une femme doive se résigner à condamner sa propre longévité pour une fleur en fin de vie aussitôt cueillie ?
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